Le 18 novembre 1803, sur les hauteurs de Vertières, dans le nord de l’actuelle Haïti, s’est jouée une bataille d’une importance capitale dans l’histoire mondiale. Ce jour-là, une armée composée d’anciens esclaves, de paysans et de soldats noirs affranchis affronta et vainquit l’une des armées les plus puissantes du monde à l’époque : les troupes coloniales françaises de Napoléon Bonaparte. Pourtant, cette victoire, qui mit fin à plus de trois siècles de domination coloniale et esclavagiste en Haïti, demeure largement absente des manuels d’histoire en France et ailleurs. Pourquoi cette bataille, qui marque la première grande défaite militaire de Napoléon, a-t-elle été effacée de la mémoire collective occidentale? Et pourquoi devons-nous, aujourd’hui, la remettre à sa juste place dans l’histoire universelle ?
À la veille de la révolution, Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti) était la colonie la plus prospère de l’empire français. Grâce à l’exploitation brutale d’environ 800 000 Africains réduits en esclavage, elle produisait à elle seule plus de 60 % du café et 40 % du sucre consommés en Europe. Mais à partir de 1791, une insurrection sans précédent éclate : les esclaves se soulèvent, menés par des figures telles que Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines, Henri Christophe ou encore Capois-La-Mort. C’est le début de la Révolution haïtienne – la première révolution d’esclaves victorieuse dans l’histoire moderne.
En 1802, après avoir pris le pouvoir en France, Napoléon Bonaparte décide de rétablir l’ordre colonial à Saint-Domingue. Il envoie une expédition militaire massive dirigée par son beau-frère, le général Charles Leclerc, avec un objectif clair : restaurer l’esclavage aboli quelques années plus tôt par la Révolution française. Mais les Haïtiens, désormais aguerris, bien organisés et déterminés à ne jamais redevenir esclaves, résistent farouchement. La guerre est longue, sanglante, marquée par la trahison, la maladie, les massacres… Mais elle trouve son point culminant à Vertières, en novembre 1803.
Vertières: l’assaut final contre l’Empire
Le 18 novembre 1803, les troupes haïtiennes, dirigées par Jean-Jacques Dessalines, lancent l’assaut contre les dernières positions françaises retranchées à Vertières. En première ligne : le général Capois-La-Mort, figure légendaire, qui charge sous le feu ennemi. Touché, son cheval tombe, mais il se relève, sabre levé, et continue de crier: « En avant ! En avant ! » La bravoure des soldats haïtiens est telle que le commandant français Rochambeau lui-même fait suspendre le feu brièvement pour saluer son courage. Mais l’armée haïtienne n’en reste pas là. Elle continue l’offensive jusqu’à écraser les positions françaises. En quelques heures, Napoléon subit une défaite humiliante, une défaite militaire que l’Empire n’oubliera jamais… mais que les historiens, eux, vont pourtant s’empresser de taire.
À peine un mois plus tard, le 1er janvier 1804, Jean-Jacques Dessalines proclame l’indépendance d’Haïti. Le pays devient la première république noire du monde, le premier État indépendant issu d’une révolution d’esclaves. Ce fut un choc dans le monde entier. Haïti devint un symbole de libération, d’espoir – et, pour les puissances esclavagistes, une menace à faire taire.
Pourquoi la France a effacé Vertières?
Vertières est absente de la majorité des manuels scolaires français. Contrairement aux batailles d’Austerlitz ou de Marengo, elle ne figure pas dans les récits glorieux de l’Empire napoléonien. La raison? Cette défaite est gênante pour le récit colonial français : elle montre que des esclaves africains et leurs descendants pouvaient non seulement se libérer mais aussi vaincre militairement une armée européenne. « Vertières renverse l’ordre du monde tel qu’il était pensé par les empires coloniaux : l’idée de la supériorité blanche y est mise à genoux. »
— Dr. Achille Bembé, philosophe camerounais
Il est urgent de réhabiliter Vertières. Cette bataille n’est pas seulement un épisode de l’histoire haïtienne, mais un jalon fondamental de l’histoire de l’Afrique, de la diaspora, et de l’humanité tout entière. Elle nous rappelle que la liberté ne se donne pas, elle se conquiert.n Haïti, par cette victoire, a ouvert la voie à toutes les luttes de libération du XIXe et XXe siècles. Vertières est l’ancêtre de l’indépendance du Ghana, de l’ANC sud-africain, des luttes panafricaines et afrodescendantes à travers le monde.
Plus de deux siècles après la bataille, Vertières reste un cri de liberté, un hymne à la dignité humaine, une vérité historique que personne ne pourra effacer. À nous de la rappeler, de la transmettre, et de l’inscrire dans la mémoire collective. Non pas comme une simple victoire militaire, mais comme le jour où l’Afrique, debout sur la terre d’Haïti, a vaincu l’un des plus grands empires du monde.